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Contre les élections
David Van Reybrouck
Ed. De Bezige Bij
Amsterdam, 2013
176 pages
Pour l’écrivain flamand David Van Reybrouck, il est de plus en plus évident que notre démocratie représentative se trouve dans une impasse.
Résumé
1 – Les symptômes
La part de la population mondiale favorable au concept de démocratie n’a jamais été aussi élevée que de nos jours.
Cet enthousiasme est spectaculaire si l’on songe qu’il y a moins de 70 ans la démocratie était en bien mauvaise posture. A la suite de la disparition des régimes totalitaires et des colonialismes, le monde est passé, durant cette période, de 12 démocraties électives dignes de ce nom, en 1945, à 117 aujourd’hui. 90 d’entre elles étant considérées comme des démocraties effectives.
Paradoxalement, la confiance dans les institutions démocratiques réelles diminue à vue d’œil, en particulier au sein de l’Europe. Il est clair que ce sont les partis politiques qui sont confrontés à la suspicion la plus grave. Mais cette méfiance est réciproque et les hommes politiques, dans leur grande majorité, considèrent que les citoyens ont d’autres valeurs qu’eux et des valeurs moins élevées à leurs yeux.
Tout système politique doit trouver un équilibre entre deux critères fondamentaux : l’efficacité et la légitimité. Parce qu’elle essaie de satisfaire aux deux critères, la démocratie est la moins mauvaise des formes de gouvernement.
Mais aujourd’hui, les démocraties occidentales sont confrontées simultanément à une crise de la légitimité et à une crise de l’efficacité.
Trois symptômes caractérisent la crise de la légitimité : l’abstention aux élections, l’inconstance des électeurs, la baisse des adhésions aux partis politiques.
La crise de l’efficacité est elle aussi caractérisée par trois symptômes : les gouvernements ont de plus en plus de mal à se former (surtout dans les pays gouvernés par des coalitions complexes), les partis de gouvernement ont à subir des attaques de plus en plus sévères, l’action publique prend de plus en plus de temps.
Par ailleurs, le système médiatique, fidèle à la logique du marché, a perdu la tête. Il préfère monter en épingle des conflits futiles plutôt que d’analyser des problèmes réels. Le résultat de ces constats, c’est ce que l’auteur nomme le « syndrome de Fatigue démocratique » qui, pour lui, atteint nombre de démocraties occidentales.
2 – Diagnostics
Les analyses divergentes du syndrome de Fatigue démocratique peuvent être classées en quatre diagnostics différents :
• Le diagnostic du populisme : « c’est la faute aux politiciens ! »
• Le diagnostic de la technocratie : « c’est la faute de la démocratie ! »
• Le diagnostic de la démocratie directe : « c’est la faute de la démocratie représentative ! »
• Un nouveau diagnostic : « c’est la faute de la démocratie représentative élective ! » De ces différentes analyses on peut distinguer quelques idées force :
• La tendance à considérer la fonction de parlementaire comme une carrière à part entière, et non un service temporaire que l’on fournit à la communauté pendant quelques années, pose problème.
• Ces dernières années, une très grande part des parlements nationaux a été transférée à des institutions internationales telles que la BCE, la CE, la BM, le FMI. Ces instances n’étant pas élues démocratiquement, elles entraînent une technocratisation considérable de la prise de décision.
• Les mouvements des Indignados et de Occupy Wall Street ont mis en exergue l’absence de la participation des citoyens à la prise de décision politique. Par contre, animés d’un antiparlementarisme affirmé, ces mouvements en méconnaissant l’histoire et en refusant de réfléchir à des alternatives valables ont présenté une faiblesse stratégique.
• S. Hessel a souligné qu’une indignation sans engagement ne suffit pas et qu’ « il faut s’engager non pas en marge mais au cœur du pouvoir. »
Dans le cas du nouveau diagnostic, la cause première du syndrome est que nous sommes tous devenus des fondamentalistes des élections en ayant acquis la conviction inébranlable qu’une démocratie ne peut se concevoir sans élections.
Il est indispensable de jeter un regard en arrière pour s’apercevoir que les élections proposées par les partisans des révolutions américaine et française l’ont été dans un contexte où il n’y avait pas de partis politiques, pas de loi sur le suffrage universel, pas de mass media commerciaux, pas de media sociaux, etc. Le paysage politique s’est considérablement modifié depuis cette époque. Nous sommes arrivés à l’heure actuelle à un système contrôlé par les mass media qui est qualifié de « post démocratique ». La fièvre électorale est devenue permanente. Le système électoral entraîne chaque fois la défaite du long terme et de l’intérêt général face au court terme et aux intérêts particuliers.
(note du rédacteur : l’auteur n’aborde pas le sujet du cumul des mandats, spécialité bien française, qui constitue selon de nombreux citoyens une origine majeure des problèmes de la démocratie française)
3 – Pathogénèse
Une procédure démocratique : le tirage au sort (Antiquité et Renaissance)
Dans l’Antiquité, le système athénien permettait que la participation des citoyens s’exerce directement (de nos jours, seul le jury d’assises se compose encore de simples citoyens). Par contre, les citoyens étaient une minorité, entre 30000 et 60000 personnes selon les époques.
Tout citoyen pouvait se porter candidat et faire successivement partie des trois principaux organes de la cité : l’Assemblée du peuple, le Conseil des Cinq-Cents et le Tribunal du peuple.
Toutes les fonctions étaient attribuées par tirage au sort, même en partie, celles des magistrats. De 50 à 70% des citoyens étaient au moins une fois membres du Conseil. La rotation des mandats était rapide, par exemple on était membre du Conseil ou magistrat pour un an seulement (avec salaire).
Pour Aristote, « Le principe fondamental du régime démocratique, c’est la liberté (dont une des marques) c’est d’être tour à tour gouverné et gouvernant ».
La démocratie athénienne était une démocratie représentative non élective. Dans l’histoire de l’Europe, un tel système est plus fréquent qu’on ne le croit généralement. On en voit des exemples au Moyen-Age en Italie du nord (Venise, Florence, etc) puis en Espagne dans les royaumes d’Aragon (Saragosse, Barcelone) et de Castille (régions de Murcie et de la Manche).
Entre autres leçons, on peut retenir que le tirage au sort n’était jamais employé isolément mais toujours en combinaison avec des élections, ce qui était une garantie de compétence. Rousseau considérait que la combinaison du sort et de l’élection produisait un système jouissant d’une grande légitimité mais capable en même temps d’efficacité.
Une procédure aristocratique : les élections (XVIIIe siècle)
A la fin du XVIIIe siècle, les arguments sur la désignation des gouvernants par tirage au sort n’étaient plus évoqués ; il n’en fut jamais question pendant les révolutions américaine et française. Ce fut le règne sans partage d’un mode de sélection réputé aristocratique.
A cette époque, d’une part, la différence d’échelle avec Athènes était évidente, d’autre part, les registres d’état civil et les statistiques démographiques étaient encore peu développés pour donner au tirage au sort une chance réelle d’application. Enfin, et bien sûr, on ne possédait aucune connaissance détaillée et approfondie de la démocratie athénienne.
Ceci n’explique cependant pas le fait que dans les écrits des révolutionnaires américains et français le tirage au sort n’est jamais abordé. Ce système était peut-être hors de portée, mais à leurs yeux il n’était certainement pas souhaitable. Cela venait de leur conception de la démocratie.
La haute bourgeoisie qui se libéra en 1776 de la couronne britannique et en 1789 de la couronne de France aspirait bien à une république, mais, dans les faits, elles ne voulaient pas de « républiques démocratiques ».
D’une part, John Adams, deuxième président des Etats-Unis, et James Madison, père de la Constitution américaine, étaient extrêmement réticents vis-à-vis du régime démocratique. D’autre part, dans les débats sur le droit de vote menés à l’assemblée constituante française entre 1789 et 1791, le terme de démocratie n’apparaît pas une seule fois. Pour la plupart des pères fondateurs de ces révolutions, la démocratie c’était l’équivalent du chaos et la république qu’il voulait devait être plutôt aristocratique que démocratique.
La Révolution française, comme l’américaine, a chassé une « aristocratie héréditaire » pour la remplacer par une « aristocratie représentative », comme la nommait Robespierre.
La démocratisation des élections (XIXe et XXe siècle)
Tocqueville, qui montra un intérêt passionné pour ce qui se passait en Amérique, était très critique sur son système électoral :
« (à l’approche de l’élection présidentielle), le président est absorbé par le soin de se défendre. Il ne gouverne plus dans l’intérêt de l’Etat, mais dans celui de sa réélection ; il se prosterne devant la majorité, et souvent, au lieu de résister à ses passions, comme son devoir l’y oblige, il court au-devant de ses caprices. »
Par contre, Tocqueville porte un jugement beaucoup plus positif sur le jury populaire constitué par tirage au sort :
« Je ne sais pas si le jury est utile à ceux qui ont des procès, mais je suis sûr qu’il est très utile à ceux qui les jugent. Je le regarde comme l’un des moyens les plus efficaces dont puisse se servir la société pour l’éducation du peuple. »
L’aristocratie élective, dont parlait Rousseau, est ce que nous appelons aujourd’hui démocratie représentative. Car, le tirage au sort, le plus démocratique de tous les instruments politiques, devait avoir le dessous au XVIIIe siècle face aux élections ; celles-ci n’avaient jamais été conçues comme un instrument démocratique, mais comme une procédure permettant d’amener au pouvoir une nouvelle aristocratie non héréditaire. La démocratie élective est demeurée « un gouvernement pour le peuple » plutôt que « par le peuple ».
Au bout de deux siècles, on commence à constater une usure accélérée du système représentatif électif. Partout le mécontentement, la méfiance et la protestation se font jour : une autre démocratie est-elle pensable ?
4 – Remèdes
Le retour en force du tirage au sort : la démocratie délibérative (fin du XXe siècle)
Au cours de la campagne pour les élections présidentielles américaines de 1988, James Fishkin publia un article où il se demandait dans quelle mesure on pouvait encore parler de processus démocratique. En s’inspirant de l’ancienne Athènes et afin de mettre en pratique de nouvelles idées, Fishkin proposa un processus où des citoyens tirés au sort dans tout le pays écouteraient les candidats présenter leurs projets et se concerteraient en petits groupes et avec des experts. Leurs délibérations seraient suivies à la télévision par tous les citoyens qui pourraient ainsi faire des choix plus motivés.
La démocratie délibérative était née.
Le projet fut véritablement mis en œuvre pour la campagne de 1996, malgré de vives oppositions, notamment des mass medias. Des questionnaires, renseignés par les participants – avant, pendant et après les délibérations – mirent en évidence des différences très frappantes. Le processus de délibération avait permis aux citoyens d’affiner leurs jugements politiques. Pour la première fois, il était scientifiquement démontré que des personnes ordinaires pouvaient devenir des citoyens compétents du moment qu’on leur en donnait les moyens.
Depuis, des dizaines de processus délibératifs ont été mis en œuvre par Fishkin mais aussi, sous d’autres formes de participation citoyenne, par d’autres pays et à différents niveaux (local, national, multinational).
Pour chaque projet délibératif, il a fallu décider de la composition du panel de citoyens. C’est ainsi que l’auto-sélection renforce l’efficacité alors que le tirage au sort renforce la légitimité ; mais des formes intermédiaires ont aussi été expérimentées.
Le renouveau démocratique dans la pratique (2004–2013)
L’auteur présente ici cinq processus participatifs sur des projets d’envergure nationale. Tous ont obtenu un budget important des pouvoirs publics. Par contre, les principaux medias étrangers ont rarement couvert ces évènements.
• en Colombie-Britannique (Canada) : Assemblée citoyenne sur la réforme du système électoral (en 2004)
• aux Pays-Bas ; Forum citoyen sur le système électoral en 2006
• en Ontario (Canada) : Assemblée citoyenne sur la réforme du système électoral
• en Islande : Assemblée constituante (pour une nouvelle constitution) en 2010–2012
• en Irlande : Convention sur la constitution (élaboration de 8 articles constitutionnels) en 2013
Le renouveau démocratique dans l’avenir : des assemblées tirées au sort
Ces dernières années, différents auteurs ont formulé des propositions pour le tirage au sort d’assemblées législatives au niveau de pays (Etats-Unis, Grande-Bretagne, France) ou d’union de pays (Union Européenne). On constate que malgré des divergences importantes dans les mises en œuvre, des éléments semblables apparaissent : durées des travaux, rémunérations des participants, formation des participants et appui de spécialistes, tirage au sort associé à un corps élu.
Esquisse d’une démocratie basée sur le tirage au sort Un chercheur américain, Terrill Bouricius, a publié en 2013 une contribution pour un modèle évolutif vers une démocratie basée sur le tirage au sort.
Certaines phases du modèle sont déjà en application. Soit qu’elles se sont déjà déroulées dans quelques pays, soit qu’elles sont en cours dans d’autres.
Plaidoyer provisoire en faveur d’un système bi-représentatif
Le recours au tirage au sort n’est cependant pas un remède miracle, pas plus que les élections ne l’ont jamais été, mais il peut corriger un certain nombre de défauts du système actuel. Le risque de corruption est atténué [*], la fièvre électorale se dissipe, l’attention pour le bien commun se renforce. Les citoyens tirés au sort n’ont peut-être pas les compétences des politiciens de métier, mais ils ont un autre atout : la liberté. Ils n’ont effectivement pas à se faire élire ou réélire.
La démocratie n’est pas un système dominé par les meilleurs éléments de notre société ; un tel système est une aristocratie, même si les personnes sont élues. Avec le tirage au sort, on obtient un meilleur échantillon de la société au sein du corps législatif.
L’auteur préconise de choisir, dans un premier temps, la voie d’un modèle bi-représentatif, c’est- à‑dire une représentation nationale issue d’un mécanisme associant élection et tirage au sort.
([*] NdR : le risque de corruption est atténué, de même avec le non cumul des mandats)
Conclusion
Malgré la mise en place de nouveaux instruments de participation (médiateurs, référendums, initiatives citoyennes) dans nos actuelles démocraties, le citoyen est toujours soigneusement tenu à l’écart.
Montée de l’abstentionnisme, désertion des militants, mépris envers les politiciens, etc. ; un nombre croissant de citoyens aspirent à plus de participation. Sans une réforme drastique, le système n’en a plus pour longtemps.
Nous devons démocratiser la démocratie.
Lexique :
assemblée constituante : institution collégiale avec pour tâche unique la rédaction, ou l’adoption, d’une constitution
assemblée législative : institution chargée de voter la loi et de contrôler l’action du pouvoir exécutif
BCE : Banque Centrale Européenne
BM : Banque Mondiale
CE : Communauté Européenne
démocratie : c’est le régime politique dans lequel le peuple est souverain (http://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9mocratie)
démocratie délibérative : o dans une telle démocratie, une décision politique est légitime lorsqu’elle procède de la délibération publique de citoyens égaux
démocratie directe : c’est un régime politique dans lequel les citoyens exercent directement le pouvoir, sans l’intermédiaire de représentants ; appliquée au seul secteur économique, la démocratie directe est souvent appelée autogestion
démocratie élective : dans une telle démocratie, il existe des représentants élus démocratie représentative : dans un tel système, on reconnaît à un organisme le droit de représenter une nation ou une communauté
démocratie représentative non élective : dans un tel système, l’organisme représentant la nation ou la communauté n’est pas élu
FMI : Fond Monétaire International
jury cour d’assises : les jurés de la cour d’assises sont des citoyens tirés au sort ; ils participent, aux côtés des magistrats professionnels, au jugement des crimes
mass media commerciaux : radios, télévisions, journaux
media « sociaux » : Facebook, Twitter, Instagram, Flickr, etc révolutions américaine (1763–1783) et française (1788–1799)